Ce n’est que lorsque nous aurons le courage d’explorer les ténèbres
que nous découvrirons le pouvoir infini de notre lumière.

Brené Brown

Il était une fois une flamme. Qui vacillait en silence. A l’abri des regards. Au cœur des profondeurs d’une femme.

Une flamme qui souriait. Parce qu’elle savait. Elle savait qu’un jour, elle quitterait l’étroitesse de la cage dans laquelle elle se contentait d’osciller timidement. Elle savait qu’un jour, elle diffuserait sa chaleur dans le corps tout entier de cette femme. Elle savait qu’elle serait ainsi libre de briller. Au grand jour. Et pour l’éternité.

Mais ce n’était pas encore le moment. Elle avait tout le temps. Oh oui, elle avait tout le temps, se répétait-elle en souriant. Cette flamme se faisait si discrète que la femme qui l’abritait sentait à peine sa présence.

Depuis sa plus tendre enfance, l’existence de cette dernière était on ne peut plus confortable. Elle ne manquait ni d’amour ni d’argent. Sa sagesse, sa réussite, sa gentillesse, sa maturité étaient applaudies. Elle avait tout pour être heureuse. Oui, vraiment tout. Sauf qu’elle ne se sentait pas vivante. Elle ne savait pas l’expliquer mais elle sentait qu’il manquait quelque chose.

Au détour d’une danse sur la piste ou seule dans sa salle de bains, d’un regard complice partagé, d’un bain de forêt, d’un éclat de rire, un petit morceau de cette flamme parvenait à se frayer un chemin entre les barreaux de sa cage. Ravivant une étincelle d’espoir dans le cœur et le ventre de cette femme. Juste assez pour qu’elle ne cesse jamais d’y croire. Qu’un jour, elle aussi pourrait se sentir vraiment libre, vivante, vibrante. Le temps d’un instant, elle l’enveloppait d’une douce félicité, d’une joyeuse chaleur. Juste assez longtemps et assez régulièrement pour ne pas se faire complètement oublier.

Puis elle regagnait son abri. Et cette femme reprenait le cours normal de sa vie. Avec le goût amer du « j’en voulais encore, mais je n’en méritais pas tant » qui s’immisçait en elle.

Il y a moi d’un côté. Et le monde de l’autre.

Pourquoi m’est-il si étranger ?

Pourquoi ai-je l’impression d’être toujours à côté ?

A côté de la vie. A côté de son fourmillement.

De son intensité. De son bouillonnement.

J’ai l’impression que les autres dansent avec la vie, traversent ses remous et ses vagues.

Qu’ils accumulent des expériences. Testent. Échouent. Tombent. Se relèvent.

Qu’ils embrassent la vie, l’étreignent, la maudissent un jour, la chérissent le lendemain.

Comment se fait-il que je passe à côté de tout ça ?

Pourquoi tout est si sage, si cadenassé, si lisse dans ma vie ?

Pourquoi est-elle cantonnée à mes carnets ?

Où là, la vie foisonne, pullule, accueille toutes mes émotions et leurs contradictions.

J’ai beau en avoir une dizaine, je commence à être un peu à l’étroit dans ces quelques centimètres de papier.

Ça devient pesant, même étouffant.

J’aimerais tellement prendre ma place dans ce monde.

Mais je ne sais pas comment faire. Ça a l’air si dangereux.

J’ai un immense besoin d’air.

Pourtant, quand je goûte au grand large, j’ai la tête qui tourne.

Une vague de panique m’envahit. J’ai l’impression que je vais m’évanouir, perdre pied.

Alors, je n’ai d’autre choix que de revenir dans mon cocon.

Oui c’est étroit, mais au moins c’est rassurant, alors je peux m’en contenter pour l’instant.

Enfin, j’essaie.

Je suis fatiguée de moi.

Oh oui, je suis fatiguée de moi.

Fatiguée de passer mon temps à essayer de sortir de ma coquille.

Essayer de toutes mes forces.

Y croire. Vraiment y croire.

Que cette fois ça y est, c’est le moment, c’est l’instant.

Déployer toute mon énergie au service de mes rêves. De ma vision.

Prendre action. Mettre un pied dehors, dans le monde.

Ce monde que j’attends. Ce monde qui m’attend.

Et puis, pour je ne sais quelle raison, me replier dans ma coquille.

Revenir à mes anciens réflexes, mes vieilles habitudes.

Celles qui me tirent en arrière. Me maintiennent dans un confort qui y ressemble en réalité de moins en moins.

Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?

Qu’est-ce qui va de travers ?

Pourquoi ça a l’air d’être si différent chez les autres ?

Qu’ont-ils de plus, qu’ont-ils de mieux que moi pour y arriver ?

Vais-je un jour voir le bout de cette spirale infernale ?

Ça suffit maintenant.

Ça suffit de t’enfermer dans ton monde imaginaire dans lequel tu commences à te sentir bien trop à l’étroit.

Ça suffit de t’enfermer dans ton cocon familial qui te sécurise autant qu’il t’étouffe.

Qui t’apporte autant de douceur que de paralysie.

Ça suffit.

Il faut faire quelque chose.

Tu dois te sortir de là.

La vie t’a tellement gâtée. On t’a tant donné. Tu ne peux pas décevoir. Tu dois mériter ta place au sein de cette lignée.

Il faut que tu sois digne du sang qui coule dans tes veines.

Allez, bouge-toi, secoue-toi, mets-toi en route et arrête de te plaindre.

Tiens, et si tu commençais par arrêter de manger autant de sucre pour combler le manque d’intensité dans ta vie ?

Et si tu prenais enfin la responsabilité de tes finances ?

Ah oui, et il faudrait aussi que…. Tu devrais aussi….

Poursuite du dialogue sans fin…

Pendant ce temps, au cœur des profondeurs de cette femme, la flamme était toujours là. Vacillant discrètement derrière ses barreaux.

Elle souriait encore d’entendre ces inlassables répétitions de « il faut », « je dois »,  cette voix intérieure si critique, ces injonctions si dures, si exigeantes.

« Hum », se dit-elle, quelque chose est en train de se réveiller. Ça n’est pas très confortable, la tôle qui m’enserre commence à faire méchamment pression, mais je sens que c’est le seul moyen pour moi de sortir, alors je tiens bon.

La femme était loin de se douter ce qui l’attendait. La flamme, elle, savait. Elle n’avait pas peur. Elle avait confiance. Confiance que tout était juste. Que tout avait un sens. 

Alors, encore un peu plus à l’étroit, elle poursuivait son inlassable scintillement. A l’abri des regards. Au cœur des profondeurs.

Fais-moi confiance. Je suis avec toi. Je suis en toi. Je suis toi. Soufflait-elle à cette femme qui ne semblait guère l’entendre, trop occupée à combattre, à lutter, à essayer de se défaire d’elle-même.

C’est alors qu’un jour, au cœur de son combat intérieur, une nouvelle graine vint s’implanter dans le ventre de cette femme. Un petit être en devenir qui allait tout faire basculer. Mais ça, elle ne le savait pas encore.

La flamme, elle, sentait que cette mise au monde ne serait pas seulement celle d’une petite fille. Mais aussi celle d’une femme. Qui, en portant et donnant la vie, allait enfin accéder à l’ampleur de sa puissance, de sa nature vivante, libre et sauvage.

Oh oui, cela sonnait comme une évidence. Mais il y avait de multiples contractions à traverser avant d’y arriver. Des contractions aussi intenses que douloureuses. Aussi effrayantes que violentes. 

Le processus était enclenché. Aucun retour en arrière n’était possible. La flamme le sentait. Chacune de ces puissantes contractions l’enserrait encore davantage dans l’étroitesse de sa cage. La tôle se resserrait de plus en plus. Et en parallèle de cette étouffante constriction, un beau processus d’ouverture était à l’œuvre. Entre chaque contraction, venait une nouvelle vague de douceur, d’amour, de lâcher prise, de tendresse.

Une danse entre la fermeture et l’ouverture. L’étranglement et la percée. La compression et le relâchement. Des vagues. Des vagues. Et encore des vagues.

La dualité de la maternité dans toute sa splendeur.

Vibrer d’amour.

Se vider de son énergie.

S’émerveiller chaque jour.

Hurler à l’intérieur.

Ouvrir son cœur.

Pleurer l’avant.

Exploser de joie.

Se noyer.

Rire à gorge déployée.

Déborder de colère.

Être profondément heureuse.

Se sentir piégée.

Aimer tellement fort.

Oh oui, tellement fort que ça en fait presque mal.

Pendant ce temps, la flamme tangue de plus en plus, tel un bateau aux prises entre tempête et éclaircie. Ça s’agite, ça remue, de moins en moins timidement, de moins en moins discrètement.

Hum, «  le moment de notre rencontre approche » se dit-elle. Bientôt, la femme au sein de laquelle je vis depuis 30 ans va me voir. Faire ma connaissance. Réaliser que j’ai toujours été là. Bientôt… bientôt…

Je suis assise dans sa chambre. La crise est passée. Elle dort enfin.

Je reprends mes esprits. J’ouvre les yeux. Je regarde autour de moi.

Je ne vois que des murs. Les murs de cette maison dans laquelle je suis confinée.

Les murs de cette cage dorée dans laquelle je me suis enfermée. Les murs de cette vie dans laquelle je n’arrive pas à voir de perspective.

Les murs qui enserrent ma gorge douloureuse qui retient tant. Les murs qui cadenassent mon corps endolori.

Je ne vois que des murs. Des murs infranchissables. Impénétrables.

Je n’entends que des « il faut », des « je dois », des « je ne peux pas ».

J’ai mal. J’étouffe. J’ai mal.

Et puis je la regarde. Cet enfant que j’aime tellement.

Je vois son tendre visage si paisible.

Je vois son petit corps qui bouge doucement au rythme de sa respiration.

Je la regarde et je pleure. Je pleure en silence. Les larmes ruissellent le long de mes joues telle une rivière d’or.

Une rivière d’or, parce que je réalise que je ne peux plus me voiler la face.

Je ne peux plus faire semblant que tout va bien. Faire bonne figure. Prétendre.

Non, je ne peux plus. Je ne peux pas m’infliger ça. Je ne peux pas lui infliger ça.

Je ne peux pas infliger ça à son papa, celui qui partage ma vie depuis si longtemps.

Je n’ai plus le choix. Il est temps que je plonge à l’intérieur.

Que j’aille voir, vraiment voir, ce qui se passe, ce que je tais, ce que j’enfouis, ce que je ne dis pas, ce qui m’étrangle.

S’ensuit alors une longue période de plongée introspective.
Depuis son abri de tôle, la flamme observe cette femme rejoindre des cercles de parole ; déverser un torrent de larmes
devant des inconnues ; se confier à ses proches amies ;
observer sa fille jouer pendant des heures; écrire, énormément écrire, remplir des pages et des pages de notes, de carnets ; dessiner, oh oui dessiner, elle qui s’en était toujours sentie incapable, mettre de la couleur, coller des mots, des images, esquisser des formes ; chanter jusqu’à entrer en transe ; hurler sa colère ; méditer, seule dans la forêt, contre le tronc d’arbres centenaires.
A chaque fois qu’elle plonge, les eaux dormantes se réveillent.
A chaque fois qu’elle plonge, un passage s’ouvre.
A chaque fois qu’elle plonge, elle se rapproche
du cœur brûlant de son être. De sa flamme.

Et puis, elle commence à danser.
Et à partir de ce moment-là, la flamme sait que le moment de la rencontre est venu…. Sur la piste… Au milieu des membres de
sa tribu qu’elle a passé sa vie à chercher sans savoir qu’ils existaient.
Au milieu des corps qui ondulent, des rugissements qui se font écho, de l’euphorie qui gagne la salle, des gouttes de sueur qui ruissellent. Elle danse. Elle danse. Elle danse encore, jusqu’à ne plus pouvoir s’arrêter. Jusqu’à ne plus pouvoir se contrôler.
Jusqu’à littéralement voler en éclats.

Au point culminant de la vague.

Au creux du silence, du rien, du vide, du noir.

Au sommet de la douleur, de la pression, de l’asphyxie.

D’incessants allers-retours. L’accalmie avant la tempête.

Les rugissements après la trêve.

Ça pousse. Ça presse. Ça doit sortir.

La flamme n’a jamais été aussi comprimée.

Cernée de tôle. Écrasée sous le poids des barreaux.

Il n’y a plus d’air. Ça rugit. Ça gronde. Ça pousse.

Ça y est, l’heure de la délivrance a sonné, ça va sortir…..

On dit qu’avant d’entrer dans la mer,
une rivière tremble de peur.
Elle regarde en arrière le chemin
qu’elle a parcouru, depuis les sommets,
les montagnes, la longue route sinueuse
qui traverse des forêts et des villages,
et voit devant elle un océan si vaste
qu’y pénétrer ne parait rien d’autre
que devoir disparaître à jamais.
Mais il n’y a pas d’autre moyen.
La rivière ne peut pas revenir en arrière.
Personne ne peut revenir en arrière.
Revenir en arrière est impossible dans l’existence.
La rivière a besoin de prendre le risque
et d’entrer dans l’océan.
Ce n’est qu’en entrant dans l’océan
que la peur disparaîtra,
parce que c’est alors seulement
que la rivière saura qu’il ne s’agit pas
de disparaître dans l’océan,
mais de devenir océan.

La peur de Khalil Gibran